LE CHINAGO  (2)

 

Qu'importaient Van Hooter et son redoutable poing ? Quant à la victime, un simple Chinago, après tout! En outre, il était mort d'un coup de soleil, comme en témoignait le certificat du docteur.

A vrai dire, de mémoire d'homme à Tahiti, jamais personne n'y est mort d'insolation. Mais c'était précisément ce qui faisait de la mort du Chinago un cas unique, comme le déclara le médecin dans son rapport : il était très loyal. Les dividendes devaient être payés, sans quoi un échec de plus viendrait s'ajouter à tous ceux qui constituent l'histoire de Tahiti.

Ah-Cho s'étonnait que le jugement fût si long à formuler. Pas un des accusés n'avait porte la main sur Choung-Ga. Ah-San seul l'avait tué, l'empoignant par sa natte et lui renversant la tête, puis, de derrière, allongeant le bras et lui plantant son couteau dans le corps à deux reprises. Ah-Cho se représentait la scène du meurtre, la rixe, l'échange de grossières injures à l'adresse de vénérables ancêtres, de malédictions lancées sur des générations à naître, puis le bond d'Ah-San saisissant Choung-Ga par sa natte, le poignard s'enfonçant deux fois dans la chair, enfin la porte ouverte avec fracas, l'irruption de Van Hooter, la ruée vers la sortie, l'évasion d'Ah-San, Van Hooter refoulant les autres dans le coin à coups de ceinture et tirant un coup de revolver pour appeler du renfort.

Ah-Cho frissonnait en revivant cette scène. Un coup de courroie lui avait meurtri la joue en enlevant un peu de peau. Van Hooter avait indiqué du doigt cette meurtrissure lorsque, au banc des témoins, il avait reconnu l'identité d'Ah-Cho. Maintenant seulement les marques disparaissaient. C'était un fameux coup! Un demi-pouce plus loin et il lui cre­vait l'œil.

Il resta assis, impassible, pendant que le juge prononçait la sentence. Les visages de ses quatre compagnons demeuraient égale­ment calmes. Et ils conservèrent leur indiffé­rence lorsque l'interprète leur expliqua que tous les cinq étaient coupables du meurtre de Choung-Ga, qu'Ah-Chow serait guillotiné, qu'Ah-Cho ferait vingt ans de bagne en Nouvelle-Calédonie, où Wong-Li passerait douze années et Ah-Tong dix.

Il était parfaitement inutile de s'emporter à ce sujet. Ah-Chow lui-même resta aussi dépourvu d'expression qu'une momie, bien qu'on dût lui trancher la tête.

Le juge ajouta quelques mots, et l'interprète expliqua que les graves meurtrissures infligées au visage d'Ah-Chow par la courroie de Van Hooter permettaient de reconnaître son identité sans hésitation possible : puisqu'il fallait un condamné à mort, autant celui-là qu'un autre. De même les meurtrissures de la figure d'Ah-Cho, moins graves pourtant, fournissaient une preuve concluante de sa présence et sans doute de sa participation au meurtre et justifiaient sa condamnation à vingt ans de travaux forcés. Et ainsi de suite, la proportion de chaque sentence s'expli­quant en raison décroissante jusqu'aux dix années d'Ah-Tong. En conclusion de ce verdict, le juge formula l'espoir que la leçon profiterait aux Chinagos : car ils devaient apprendre qu'à Tahiti aucun cataclysme ne saurait empêcher le triomphe de la loi.

Les cinq Chinagos se laissèrent reconduire en prison, sans manifester ni surprise ni chagrin. Une sentence inattendue était tout à fait conforme à l'expérience acquise dans leurs rapports avec les diables blancs. De la part de ceux-ci, un Chinago ne s'attendait guère qu'à de l'inattendu. Ce sévère châtiment pour un crime qu'ils n'avaient pas commis ne les étonnait pas plus que la plupart des étrangetés perpétrées par les blancs.

Durant les semaines qui suivirent, Ah-Cho observa souvent son camarade Ah-Chow avec une discrète curiosité. Celui-ci devait avoir la tête coupée au moyen de la guillotine qu'on était en train d'ériger sur la plantation. Inutile pour lui de songer au déclin des années ou à la retraite dans un jardin tranquille. Ah-Cho se lançait dans des spéculations philosophiques sur la vie et la mort.

Pour sa part, il ne perdait pas la tête et ne se faisait pas de bile. Vingt ans n'étaient que vingt ans. Son jardin reculait d'autant, voilà tout. Jeune encore, il avait dans le sang toute la patience asiatique. Il attendrait ces vingt ans : alors les ardeurs de son être apaisées, il n'en apprécierait que mieux la sérénité de son jardin de rêve. Il songea à lui donner un nom : il l'appellerait « Le Jardin du Calme Matinal ».

Cette bonne idée le rendit heureux toute la journée, et lui inspira une maxime morale sur la vertu de la patience, maxime qui apporta une immense consolation à ses camarades, surtout à Wong-Li et Ah-Tong. Mais Ah-Chow y demeura indifférent. Sa tête devait être séparée de ses épaules dans un délai si proche que, franchement, il n'avait plus besoin de patience pour attendre cet événe­ment. Il fumait bien, mangeait bien, dormait bien, et ne se tracassait pas de la lenteur du temps.

Cruchot était un gendarme. Il avait fait vingt ans de service aux colonies, depuis le Niger et le Sénégal jusqu'à l'Océanie, et ces vingt années n'avaient pas sensiblement allégé sa lourdeur d'esprit. Il restait aussi obtus qu'en sa jeunesse, quand il cultivait la terre dans le midi de la France. On lui avait inculqué la discipline et la crainte de l'autorité, et entre Dieu et le maréchal des logis il n'établissait guère de distinction dans la mesure de son obéissance passive. En fait, le maréchal des logis lui paraissait plus grand que Dieu, sauf le dimanche, où les porte-voix du Seigneur avaient la parole. En temps ordinaire, Dieu était très loin, tandis que le margis rôdait toujours à proximité.

Ce fut Cruchot qui fut chargé d'aller chercher le condamné à la prison. Or le Président du tribunal avait donné la veille au soir un grand dîner au commandant et aux officiers du navire de guerre en rade. Lorsqu'il rédigea l'ordre, sa main tremblait tellement et les yeux lui faisaient si mal qu'il ne relut pas ce qu'il venait d'écrire. Après tout, ce n'était que l'arrêt de mort d'un Chinago. Il ne s'aperçut pas qu'il avait omis la dernière lettre du nom d'Ah-Chow. L'ordre portait donc le nom d'Ah-Cho, et quand Cruchot présenta cet ordre au geôlier, celui-ci lui livra le détenu Ah-Cho. Cruchot fit monter le prisonnier près de lui sur le siège d'une voiture derrière les deux mules et prit les rênes.

Ah-Cho était heureux de se retrouver au soleil. Assis près du gendarme, il rayonnait. Il devint plus radieux que jamais en constatant que les mules prenaient la direction du sud, vers Atimaono. Sans nul doute Van Hooter avait besoin de lui pour le travail. Très bien, il s'acharnerait à la besogne ; jamais il ne donnerait à Van Hooter l'occasion de se plaindre.

La journée était chaude, l'alisé ne soufflant pas ce jour-là. Cruchot transpirait, et Ah-Cho en faisait autant. Mais c'était Ah-Cho qui se souciait le moins de la chaleur. Il trimait depuis trois ans sur cette plantation. Radieux, il débordait de belle humeur à tel point que Cruchot, malgré son esprit lourd, s'en étonna.

— Tu es bien gai! remarqua-t-il.

Ah-Cho fit un signe affirmatif et redoubla de bonne humeur. A la différence du juge, le gendarme lui parlait en canaque, langue connue de tous les diables blancs, y compris Ah-Cho.

— Tu ris trop! avertit le gendarme. En un pareil jour, on devrait avoir le cœur plein de larmes.

— Je suis content d'être sorti de prison.

— C'est tout ça qui te fait rire ? Le gendarme haussa les  épaules.

— N'est-ce  pas  assez?

— Ce n'est point parce qu'on va te couper la tête que tu es content?

Ah-Cho le regarda avec une perplexité soudaine et déclara :

— Mais je vais à Atimaono pour travailler sur la plantation sous les ordres de Van Hooter. Ne me mènes-tu pas à Atimaono?

Le gendarme caressa pensivement ses longues moustaches.

— Diable, diable! dit-il enfin en faisant claquer son fouet. Ainsi tu ne sais rien?

— Qu'y a-t-il à savoir? Van Hooter ne veut-il plus que je travaille pour lui?

 

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