LE CHINAGO

(The Chinago)

Le corail croît, le palmier  pousse, mais l'homme disparaît.

(Proverbe   tahitien.)

 

Ah-Cho ne comprenait pas le français. Assis dans la salle bondée du tribunal, il écoutait, plein de lassitude et d'ennui, le bavardage incessant et explosif de tel ou tel fonctionnaire. Tout cela n'était que babillage aux oreilles d'Ah-Cho : il s'étonnait de la stupidité de ces Français à qui il fallait si longtemps pour découvrir l'assassin de Choun-Ga, que d'ailleurs ils ne découvriraient pas du tout. Les cinq cents coolies de la planta­tion savaient qu'Ah-San, le meurtrier, n'avait même pas été arrêté. Il est vrai que tous les coolies étaient convenus secrètement de ne pas porter témoignage les uns contre les autres ; néanmoins, la chose paraissait si simple que les Français auraient dû discerner la culpabilité d'Ah-San. Ils étaient décidément bien bêtes, ces Français!

Ah-Cho n'avait rien fait dont il pût s'alarmer, ni pris la moindre part au meurtre. Il est évident qu'il y avait assisté, et Van Hooter, le surintendant de la plantation, s'était précipité dans le baraquement immédiatement après et l'avait pris là avec quatre ou cinq autres camarades. Mais qu'importe? Choung-Ga avait reçu deux coups de poignard seulement. Il saute aux yeux que cinq ou six hommes, à coups de poignard, ne peuvent infliger deux blessures : deux hommes, tout au plus, pouvaient avoir fait le coup, en frappant chacun une fois.

Ainsi raisonnait Ah-Cho lorsque, avec ses quatre compagnons, il avait accumulé mensonges sur mensonges et obstructions sur faux-fuyants devant la justice. Ayant entendu le bruit de la tuerie, ils étaient accourus, comme Van Hooter, arrivant avant lui, voilà tout, sur la scène de l'assassinat. De fait, Van Hooter affirmait que, se promenant près de là par hasard, et attiré par le vacarme d'une rixe, il était resté cinq minutes au moins à l'intérieur du baraquement ; qu'en y pénétrant, il avait déjà trouvé les prévenus ; et qu'ils ne venaient pas d'entrer immédiatement, sans quoi il les aurait vus passer, puisqu'il se tenait devant l'unique porte. Et puis, quoi? Ah-Cho et ses quatre co-détenus avaient juré que Van Hooter se trompait. On finirait par les relâcher. Aucun d'eux n'en doutait. On ne peut décemment trancher la tète à cinq hommes pour deux coups de poignard. En outre, aucun diable blanc n'assistait à l'assassinat. Ces Français sont si bêtes! En Chine, Ah-Cho le savait bien, le juge les aurait tous condamnés à la torture et eût vite fait d'apprendre la vérité. Mais ces sots de Français n'employaient pas la torture! Partant, ils ne sauraient jamais qui avait tué Choung-Ga.

Mais Ah-Cho ne comprenait pas tout. La Compagnie anglaise propriétaire de la plantation avait, à grands frais, importé à Tahiti les cinq cents coolies. Les actionnaires réclamaient des dividendes et la Compagnie n'en avait pas encore distribué ; c'est pourquoi la Compagnie n'était pas disposée à laisser ses ouvriers si coûteux prendre l'habitude de s'entretuer.

Ah-Cho ne saisissait pas la subtilité de ces détails. Assis dans la salle du tribunal, il attendait le jugement d'erreur qui le libérerait avec ses acolytes pour retourner à la plantation travailler selon les termes de leur contrat. Ce jugement ne tarderait guère à être rendu. Les débats touchaient à leur fin. Il le voyait bien. Plus de témoignages ni de bavardages. Manifestement, les diables français, fatigués eux-aussi, attendaient le jugement.

Entre-temps, il se remémorait l'époque de sa vie où, après avoir signé le contrat, il s'était embarqué pour Tahiti. L'existence était pénible dans son village côtier, et il s'était trouvé heureux de s'engager à travailler pendant cinq années dans les mers du Sud au prix de cinquante cents mexicains par jour. Il connaissait dans son village des hommes qui peinaient toute l'année pour dix dollars mexicains et des femmes pour cinq dollars ; et dans les maisons de boutiquiers certaines servantes recevaient quatre dollars pour toute une année de service. Et lui allait toucher cinquante cents par jour : pour un seul jour! une somme princière !

Qu'importait la durée du travail? Au bout de cinq ans, il reviendrait — c'était spécifié dans le contrat — et dès lors il n'aurait plus besoin de travailler. Il serait riche pour la vie, avec une maison à lui, une femme et des enfants qui en grandissant apprendraient à le vénérer. Oui, et derrière la maison, il cultiverait un jardinet, asile de méditation et de repos, avec des poissons rouges dans un lac minuscule, et des harpes éoliennes tintant dans les arbres : tout cela entouré d'une haute muraille pour que sa méditation et son repos fussent à l'abri de tout dérangement.

Eh bien, il avait déjà accompli trois années de travail sur cinq. Ses gains faisaient déjà de lui un personnage cossu pour son village natal, et deux années seulement s'interposaient entre la plantation de coton de Tahiti et le repos dans la méditation au pays. Mais en ce moment il perdait de l'argent par suite de sa malencontreuse présence sur le théâtre du meurtre de Choung-Ga.

Voilà trois semaines qu'on le gardait en prison et chaque jour de ces trois semaines représentait pour lui une perte de cinquante cents. Heureusement la sentence allait bientôt être prononcée et il retournerait au travail.

 Ah-Cho, âgé de vingt-deux ans, s'estimait favorisé du sort; doué d'un excellent caractère, il souriait facilement. Malgré la maigreur ascétique de son corps, il avait un visage rebondi : rond comme la lune, il rayonnait d'une complaisance et d'une bienveillance peu communes parmi ses compatriotes. Et son extérieur ne mentait pas. Jamais il ne causait d'ennuis à personne, jamais il ne prenait part aux querelles. Il ne jouait pas : son âme ne possédait pas la dureté nécessaire à celle d'un joueur de hasard. Il se contentait de petites choses et de plaisirs simples. Le calme et la fraîcheur du soir après le travail en plein soleil dans les champs de coton lui procuraient une satisfaction infinie. Il pouvait demeurer assis pendant des heures à contem­pler une fleur solitaire ou méditer sur les mystères et énigmes philosophiques de la vie. Un héron bleu debout sur un minuscule croissant de sable, l'éclair argenté d'une troupe de poissons-volants, un couchant de perle et de rosé sur le lagon suffisaient à lui faire oublier la procession monotone des jours et le lourd fouet de Van Hooter.

Van Hooter était une brute, une brute immonde. Mais il gagnait bien son salaire. Il savait faire rendre à ses cinq cents esclaves leur dernier atome de force ; car c'étaient de véritables esclaves jusqu'au terme de leur engagement.

Une fois, au commencement de la première année des contrats de travail, il avait tué un coolie d'un seul coup de poing. Sans lui écraser la tête comme une coquille d'oeuf, le coup avait suffi à en brouiller le contenu, et l'homme mourut après une semaine de souffrances. Cependant les Chinois ne portèrent pas plainte devant les diables français qui gouvernent Tahiti. C'était à eux de se tenir sur leurs gardes. Van Hooter constituait pour eux le problème à résoudre. Ils devaient éviter sa colère comme ils évitaient les mille-pieds venimeux qui se cachent dans l'herbe ou rampent dans les dortoirs à la saison des pluies.

Les Chinagos — tel est le nom que leur donnaient les indolents indigènes à peau brune, — s'arrangeaient pour ne pas trop déplaire à Van Hooter, ce qui revient à dire qu'ils lui fournissaient un abondant rendement de travail.

Ce coup de poing de Van Hooter valut des milliers de dollars à la Compagnie, et le garde-chiourme ne fut jamais inquiété le moins du monde.

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