LE CHINAGO (3)
Ah-Cho commençait à
se sentir vaguement alarmé.
— Tu n'y travailleras certainement plus
après aujourd'hui, dit le gendarme en riant de
bon cœur. — II appréciait la plaisanterie. — Vois-tu, tu ne pourras plus
travailler à dater de ce jour. Un homme sans tête ne peut pas travailler, hein?
Il donna un coup de pouce dans les reins
du Chinago en pouffant de rire.
Ah-Cho garda le silence pendant que les mules trottaient en parcourant un autre kilomètre sous le soleil ardent. Puis il demanda:
— Est-ce que Van Hooter va me couper le cou? Cruchot sourit en faisant un signe
affirmatif.
— Il y a erreur, dit gravement Ah-Cho. Je ne suis pas le Chinago à qui l'on doit couper le
cou. Je suis Ah-Cho. L'honorable juge a décidé
que je passerais vingt années en Nouvelle-Calédonie.
Il enfla ses joues et essaya d'affecter un
air terrible.
— Je te dis et redis que je ne suis pas...
risqua encore Ah-Cho.
— Silence! rugit le
gardien.
Après cela ils
roulèrent longtemps sans mot dire. Il y avait vingt-cinq kilomètres de Papéiti
à Atimaono, et plus de la moitié de cette
distance était couverte quand le Chinago reprit la parole.
— Je t'ai vu dans la
salle d'audience, pendant
que l'honorable juge examinait notre culpabilité,
débuta-t-il. Très bien. Ne te rappelles-tu pas que cet Ah-Chow, qui fut
condamné à avoir la tête tranchée, était un grand
bonhomme, tandis que moi, regarde!
Il se leva soudain, et Cruchot constata qu'il était petit. En même temps la vision lui revint
de cet Ah-Chow, photographié dans sa mémoire
comme un homme de haute taille. Au
gendarme, tous les Chinagos paraissaient identiques : par la figure ils se ressemblaient tous. Mais il savait apprécier la différence
entre grandeur et petitesse, et il
comprit que l'homme assis près de
lui sur le siège n'était pas le bon.
Il retint brusquement les mules, si
bien que la flèche, comme lancée en avant, souleva leurs colliers.
— Tu vois, il y a
erreur ! dit Ah-Cho, souriant agréablement.
Mais Cruchot
réfléchissait et regrettait d'avoir
arrêté son attelage. Il n'avait pas à tenir compte d'une méprise du juge, ni à chercher comment la réparer : mais il savait qu'on lui avait donné l'ordre de conduire ce Chinago à Atimaono, et son devoir était d'obéir.
Un jour, voilà
longtemps, il avait essayé de réfléchir pour eux, et son brigadier lui avait dit : « Cruchot, vous
êtes un sot! Plutôt vous le saurez, mieux cela vaudra pour vous. Vous n'avez pas à
penser : vous n'avez qu'à obéir et laisser la réflexion à vos supérieurs. »
II rougissait encore au souvenir de cette réprimande. En outre, s'il retournait à Papéiti, il
retarderait l'exécution à Atimaono, et au cas
où il se serait trompé en revenant sur ses pas, il recevrait un blâme du
maréchal des logis qui attendait le
prisonnier et il en recevrait un autre de ses supérieurs à Papéiti.
Il toucha les mules du fouet et remit la
voiture en marche. Il était déjà une demi-heure
en retard, et le margis serait sûrement en colère. Il pressa un peu
l'attelage. Plus Ah-Cho persistait à
expliquer l'erreur, plus Cruchot s'obstinait dans son mutisme. La
conscience qu'il n'avait pas affaire au vrai condamné
n'améliorait pas son humeur. L'idée que
ce n'était pas sa faute lui faisait
prendre sa mauvaise action pour une bonne conduite.
Plutôt que d'encourir les reproches du margis, il eût volontiers mené à leur perte
une douzaine de Chinagos innocents.
Quant à Ah-Cho,
lorsque le gendarme lui eut donné sur la tête un coup de manche de fouet en lui ordonnant à haute voix de se taire, il ne lui restait rien à faire que
d'obéir. La longue course se poursuivit en silence. Ah-Cho réfléchissait aux étranges façons de ces diables étrangers et les trouvait inexplicables.
Le tour qu'ils lui jouaient allait de pair
avec tout le reste. Après avoir reconnu coupables cinq innocents, ils voulaient couper le cou à un homme qu'eux-mêmes, dans leur béate ignorance, avaient jugé passible de vingt ans de bagne seulement. Et il n'y pouvait
rien, que rester assis et se résigner à la mesure
dictée par ces maîtres de la vie.
Il éprouva un moment
de panique et sentit la sueur
se refroidir sur son corps, puis essaya de
se résigner à son destin en répétant certains
passages du « Yin Chih Wen » (Le Traité de la voie tranquille) ; mais, au lieu de se les rappeler, il continuait à songer à son
jardinet de méditation et de repos. Ennuyé,
il s'abandonna à cette rêverie et
crut entendre le tintement des harpes éoliennes dans des frondaisons imaginaires. Et, chose étrange, au milieu de ce rêve, la mémoire lui revint et il
put répéter les passages consolateurs.
Ainsi se passa le
temps jusqu'à leur arrivée à
Atimaono. Les mules trottèrent jusqu'au pied de la sinistre machine, à l'ombre
de laquelle s'impatientait le maréchal des
logis. On fit vivement monter Ah-Cho
sur l'échafaud. Il aperçut au-dessous de lui tous les coolies de la plantation rassemblés d'un côté.
Van Hooter, voulant que l'événement servît de leçon, les avait tous rappelés
des champs et obligés d'assister à l'exécution.
Van Hooter avait construit lui-même la
guillotine. C'était un homme adroit de ses mains
et, bien qu'il n'eût jamais vu cet instrument de supplice, les autorités lui en avaient expliqué le
principe. Et c'était d'après sa suggestion
qu'elles avaient choisi pour l'exécution Atimaono au lieu de Papéiti. La scène
du crime, disait Van Hooter, était le meilleur
théâtre pour l'expiation, et cet exemple
exercerait une salutaire influence sur
les cinq cents Chinagos de la plantation.
En outre, Van Hooter s'était offert pour remplir les fonctions de bourreau, et c'est en
cette qualité qu'il se trouvait actuellement sur l'échafaud, en train d'essayer l'instrument construit par lui. Un tronc de bananier de la dimension
et de la consistance d'une gorge humaine, était posé sous le couperet. Ah-Cho
regardait ce spectacle avec des yeux d'halluciné.
L'Allemand, tournant une petite manivelle,
hissa la lame d'acier au sommet de l'espèce de chèvre installée par lui.
Une secousse imprimée à une forte corde
libéra le couteau qui s'abattit comme un éclair et trancha net le tronc de bananier.
— Comment cela
fonctionne-t-il? demanda le maréchal des logis qui venait de monter sur l'estrade.
— A merveille!
répondit Van Hooter enthousiasmé. Attendez, je vais vous montrer.
Il se remit à tourner la manivelle pour hisser le couperet, puis tira brusquement sur la corde, et la lame s'abattit : mais, cette
fois, elle ne trancha le tronc mou qu'aux deux tiers.
Le
maréchal des logis fronça le sourcil.
— Cela ne peut
marcher ainsi, dit-il. Van Hooter essuya la sueur de son front.
— Tout ce
qu'il faut, c'est un poids plus lourd,
annonça-t-il. S'avançant au bord de la plateforme, il
donna ordre au forgeron d'apporter un morceau de fer de
vingt-cinq livres. Comme il se penchait pour fixer le saumon de fer au dos large du couperet, Ah-Cho regarda le maréchal des
logis, et l'occasion lui parut propice.
— L'honorable juge a
dit qu'Ah-Chow devait avoir la tête coupée, annonça-t-il.
Le maréchal des
logis fit un signe de tête impatient. Il pensait à la chevauchée de vingt kilomètres
qui l'attendait cet après-midi, sur le côté au vent de l'île, ainsi qu'à
Berthe, la
gentille métisse, fille de Lafière, le marchand de perles, qui l'attendait à l'autre
bout.
— Eh bien, je ne suis pas Ah-Chow. Je suis Ah-Cho tout court. L'honorable geôlier a commis une erreur. Ah-Chow est un homme grand, et, tu le vois, je suis tout petit.
Le sous-officier le
regarda vivement et constata la méprise.
— Van Hooter !
cria-t-il d'un ton impératif. Venez ici!
L'Allemand grogna
une réponse, mais resta penché sur sa tâche jusqu'à ce qu'il eût fixé le saumon de
fer à sa satisfaction.
— Votre Chinago est-il prêt ? demanda-t-il.
Regardez-le! fut sa réponse. Est-ce bien le Chinago?
Van Hooter regarda et demeura surpris. Il toussa une série de jurons concis et contempla
la machine érigée de ses mains et qu'il grillait
d'essayer.
— Écoutez, dit-il
enfin, nous ne pouvons pas remettre cette affaire. J'ai déjà fait perdre trois heures de
travail à cinq cents Chinagos. Je ne tiens pas à recommencer toute la cérémonie pour le vrai bonhomme. Allons jusqu'au bout sans rien dire. Ce n'est jamais qu'un Chinago!
Le maréchal des
logis, se rappelant la longue
chevauchée qu'il devait faire pour rejoindre
la fille du marchand de perles, débattit
la question en lui-même.
— Le blâme retombera
sur Cruchot, à supposer que la chose soit découverte, suggéra l'Allemand. Mais il y a peu de chance
qu'elle le soit. Ah-Chow, pour sa part, se gardera de rien dire. Ce doit être
le geôlier qui a fait erreur.
— Eh bien, finissons-en. On ne saurait nous adresser des
reproches. Qui peut distinguer un Chinago
d'un autre ? Nous pourrons dire que nous n'avons fait qu'accomplir les ordres reçus au sujet du Chinago qui nous a été
remis entre les mains. En outre, je ne puis réellement pas détourner une seconde fois
tous ces coolies de leur travail.
Ils parlaient français
et Ah-Cho, qui ne connaissait pas un
traître mot de cette langue, comprenait néanmoins qu'ils étaient en
train de décider de son destin. Certain que cette décision dépendait du
maréchal des logis, il était suspendu aux lèvres de ce gradé.
— Très bien, dit le
maréchal des logis. Continuons. Ce n'est après tout qu'un Chinago!
— Je vais essayer ma
machine une fois de plus, pour être sûr!
Van Hooter poussa un
peu le tronc de bananier sous le couteau qu'il avait monté au sommet de la
chèvre.
Ah-Cho essayait de se rappeler les maximes du Traité de
la voie tranquille. Une phrase lui revint en mémoire : «Vivez dans la concorde», mais
elle n'était pas de circonstance. Il n'allait pas vivre. Il allait mourir. Non, la maxime
n'était pas applicable. "Pardonnez la méchanceté" : oui, mais il n'y
avait pas
de méchanceté à pardonner. Van Hooter et consorts accomplissaient sans méchanceté une besogne qu'ils
jugeaient nécessaire, comme s'il s'agissait de débrousser la jungle, de creuser des fossés pour
l'écoulement des eaux et de cultiver le riz.
Van Hooter secoua la corde, et Ah-Cho oublia le Traité de la voie tranquille. Le
couperet s'abattit avec un bruit
mat et découpa très nettement une tranche de bananier.
— Magnifique!
s'exclama le maréchal des logis, s'arrêtant en train d'allumer une cigarette. Magnifique,
mon ami!
Van Hooter
parut enchanté de cet éloge.
— Allons, Ah-Chow,
dit-il en langue tahitienne.
— Mais je ne suis
pas Ah-Chow... commença le pauvre diable.
— Silence! fut la
réponse. Encore un mot et je te casse la caboche!
Le surintendant le
menaçant du poing, Ah-Cho se tut. A quoi bon protester? Ces diables d'étrangers n'en
faisaient jamais qu'à leur tête. Il se laissa attacher sur la planche verticale de même hauteur que son corps. Van Hooter serra les boucles si fort que les courroies entrèrent dans la chair du condamné et lui
firent mal. Mais il ne se plaignit pas. Ses
souffrances ne dureraient pas longtemps. Il sentit la planche basculer en
position horizontale et ferma les
yeux.
En ce moment
suprême, il entrevit pour la dernière
fois son jardinet de méditation et de repos. Il lui semblait être assis dans ce
jardin. Une brise fraîche l'éventait et les harpes
éoliennes pendues dans les arbres tintinnabulaient
légèrement. Les oiseaux poussaient
de petits cris assoupis et, par-dessus la haute muraille, lui parvenaient les bruits atténués de la vie du village.
Il entendit un commandement bref du maréchal des logis. Ah-Cho ferma vivement les yeux. Il sentit le couperet, pendant l'infini d'un bref instant. Et, en cet instant même, il se rappela ce que lui avait dit Cruchot. Mais ce n'était pas vrai. Le couperet ne produisait pas l'effet d'un chatouillement. Il le constata avant de cesser à jamais de se rendre compte de n'importe quoi.