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Lundi 10 Septembre 2012 :

 

Éditorial

Évasion morale

Par Jean-Emmanuel Ducoin

Voilà donc l'image que se font certains de notre pays. Voilà donc les lois de l'argent et le sentiment d'impunité. Voilà donc la caste des puissants en smoking, d'ordinaire bien dissimulés derrière leur phrasé et l'onctuosité de leur élégance moralisante. Vous aussi, vous la sentez l'haleine fétide de ceux qui usent et abusent de leurs privilèges jusqu'à s'essuyer les pieds sur notre bien commun, la République ? Affirmons-le sans détour : toutes les raisons invoquées pour « expliquer » le souhait du super-patron Bernard Arnault de revendiquer la nationalité belge ne résisteront pas à l'examen de conscience. Le signal est donné, et pas n'importe lequel, un point c'est tout.

Le Boss de l'empire de luxe LVMH, première fortune de France et d'Europe, quatrième mondiale, aura beau raconter la plus belle histoire pour enrober de miel sa « tentation de Bruxelles », nous savons, nous, qu'en voulant quitter la France au plus mauvais moment il signe une véritable déclaration de guerre. Une guerre économique, politique et idéologique. Une guerre de classe... Les temps de crise ont ceci d'impitoyable, qu'ils nous aident toujours à entrevoir la nature profonde dans certains humains. En pleine tempête, tandis que des millions de citoyens sont passés dans le laminoir des injustices, tandis que le niveau de vie des Français est en baisse, selon l'Insee, sauf celui des plus riches bien sûr, le message délivré est le plus ordurier qui soit. Une honte, une lâcheté, une évasion morale, y compris vis-à-vis des salariés dont il a la responsabilité et sur le dos desquels il s'enrichit. L'ampleur de sa fortune personnelle, évaluée à 32 milliards d'euros (vous avez bien lu !), ne constitue en rien un gage d'élévation éthique et savoir-être : elle est inversement proportionnelle à son comportement...

Que les bonnes âmes se rassurent. Il n'y aurait aucune arrière-pensée fiscale puisque l'intéressé souhaiterait rester « fiscalement domicilié en France ». Pourquoi devrions-nous le croire sur parole ? Et d'où vient ce besoin irrésistible de s'exiler quand la gauche arrive au pouvoir ? Car Arnault a tout du récidiviste. En 1981, après la victoire de François Mitterrand, il s'était déjà enfui aux États-Unis durant trois ans pour contester

« l'orientation » et dénoncer la présence de « dangereux ministres communistes ». Le capital et le profit n'ont pas de patrie : pourquoi voudriez-vous que le patriotisme économique soit le fort des grands patrons comme Bernard Arnault ?

Avec le maître de LVMH, c'est aussi toute la droite défaite en mai dernier qui vient de s'exprimer, comme si une véritable opération de communication avait été coordonnée par l'UMP. Faut-il d'ailleurs y voir la main invisible de Nicolas Sarkozy en personne, qui n'a jamais considéré l'impôt comme la base d'une citoyenneté partagée ? Très proche de l'ancien président, ultralibéral revendiqué ; Bernard Arnault était l'une des stars du Fouquet's en 2007, et,  durant cinq ans, il a plus que bien profité des régimes de faveur octroyés aux grandes fortunes. Cet accroc des privilèges a aujourd'hui peur d'une réforme fiscale touchant les plus hauts revenus. Raison de plus pour ne pas vider de sa substance la taxe à 75 %, promesse de François Hollande qui, hier soir sur TF1, a hélas vissé les boulons de l'austérité jusqu'en 2017. Seulement 48 % des Français estiment désormais que le président « tient ses engagements » et le moindre recul en matière fiscale serait une grave erreur. La France n'a pas besoin de patrons sans foi ni loi, mais, en ce domaine aussi, d'une réforme d'ampleur !

(l'Humanité)

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