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Vendredi 1er Juin 2012 :

 

Éditorial

Les moyens et l'esprit

Par Jean-Emmanuel Ducoin

Jacques Derrida, pour lequel l'enseignement eut un sens si ultime qu'il entretint avec cette profession une ardeur et un art absolu de la transmission, nous a légué l'un de ces concepts qui nous aident à regarder la réalité sans s'effacer derrière ses contraintes supposées : comment apprendre à passer « du peut être au doit être », sans jamais faillir ni avec sa volonté ni avec sa raison... Voilà très exactement ce à quoi est confronté le philosophe de formation et tout nouveau ministre de l'Éducation nationale, Vincent Peillon, qui a hérité d'un des secteurs les plus abîmés de la Sarkozye. Dans l'un de ses derniers livres, l'homme se proposait de « renouer les liens du politique à l'action et à la vérité ». Difficile d'être plus ambitieux. À condition que « la vérité » ne devienne pas l'ennemie du changement : c'est le réel qu'on change, pas son interprétation.

Rude tâche. Car la situation de l'éducation nationale, rapportée aux anciens sermons de « principe de réalité » du prédécesseur Luc Chatel, est si grave que les acteurs ne laissent pas passer un seul jour sans réclamer des « mesures d'urgence » au nouveau gouvernement Ayrault. Nous le savons, les chiffres expliquant l'ampleur du carnage ont été maniés tellement de fois qu'ils semblent avoir perdu de leur puissance démonstratrice.

Et pourtant. Ces chiffres sont têtus : en cinq ans, 80 000 salariés de l'éducation ont été sacrifiés, sans parler des 1500 classes qui, au bout du décompte macabre, devaient être rayées de la carte scolaire. Un massacre. Sous le régime de Sarkozy, les « projets éducatifs » ont eu pour principe : moins de moyens et de personnels, des professeurs inégalement formés pour des écoles aux objectifs différents, faits d'« internats d'excellence » de

« méritocratie », d'« individualisation des parcours » ou d'« autonomie ». Autant de mots pour transformer « l'école pour tous » en « réussite de chacun ».

Les gouvernants ont trop longtemps hérissé l'inégalité comme on dresse des barbelés. Or l'égalité républicaine, dont l'égalité des chances à l'école est l'une des sources inépuisables, ne se négocie pas. La seule confiance retrouvée – déjà importante – ne suffira évidemment pas pour réparer, répondre aux urgences et inventer et préparer un nouvel à-venir. À l'instar de tous les autres dossiers « prioritaires », comme l'emploi ou les salaires, l'école dans son ensemble réclame autre chose qu'un style et des décisions symboliques. En l'espèce, l'annonce de la revalorisation de 25 % de l'allocation de rentrée scolaire constitue une bonne nouvelle pour les trois millions de familles concernées. Mais Vincent Peillon doit le savoir. Tenir les promesses formulées par François Hollande, que ce soient les embauches ou les mesures exceptionnelles pour assurer la rentrée 2012, réitérées hier en Conseil des ministres, est un minimum en deçà duquel les enseignants exprimeraient une déception mortifère. D'autant que ce minimum ne satisfera pas. Après tant d'années de détérioration des conditions de travail, il ne saurait être question de revenir au statu quo ante, avec quelques aménagements, ici ou là...

Notre école, si fondamentale pour l'équilibre social et la formation des citoyens, était jadis une institution universellement jalousée. Elle est aujourd'hui tellement malade que la République, retrouvée, doit lui redonner ce qu'elle a de mieux : les moyens, l'esprit et tous les usages d'un vrai service public d'éducation. En somme, passer du « peut être » au « doit être ».

(l'Humanité)

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