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Jeudi 9 Février 2012 :

 

 

Éditorial

Au nom des morts de Charonne

Par Jean-Paul Piérot

Il y a cinquante ans aujourd'hui, le 8 février 1962, un crime d'État a été perpétré en plein Paris, aux abords de la station de métro Charonne.

Neuf manifestants qui avaient défilé pacifiquement pour la paix en Algérie étaient massacrés par des forces de police déchaînées, chauffées à blanc par leur chef d'alors, le préfet Maurice Papon, et des centaines de blessés affluaient dans les hôpitaux alentour.

La guerre coloniale touchait à sa fin. Les paras tiraient leurs dernières rafales. Les accords d'Évian allaient être conclus le mois suivant et déboucher sur le cessez-le-feu le 19 mars. Mais, alors que l'OAS multipliait les attentats contre la communauté algérienne de France et des personnalités aussi diverses que le dirigeant communiste Raymond Guyot et le ministre gaulliste André Malraux, les autorités ont choisi d'orienter la répression contre ceux qui s'opposaient à la menace fasciste des desperados de la cause perdue du maintien de la nation algérienne sous le joug du colonialisme.

Les victimes du massacre de Charonne étaient toutes des militants de la CGT et pratiquement toutes communistes ; trois d'entre elles étaient des salariés de l'Humanité. Six hommes, trois femmes, le plus jeune avait quinze ans, ils étaient ouvriers, employés, techniciens. L'un d'eux avait choisi la France quand il quitta l'Italie des chemises noires de Mussolini. Ils étaient représentatifs du monde du travail, défendaient les valeurs du mouvement ouvrier, pétries d'attachement à la démocratie et de solidarité envers les opprimés. Des millions de Français, révoltés par la sauvagerie de la répression, se reconnurent dans les neuf de Charonne. Ce crime, survenant moins de quatre mois après le massacre des Algériens, le 17 octobre 1961, acheva de faire basculer l'opinion publique dans le refus de la poursuite de la guerre.

Cette année est marquée par un autre anniversaire. En 1982, il y a donc trente ans, l'interdiction qui frappait jusqu'alors l'hommage public aux morts de Charonne était enfin levée. Pendant deux décennies, les gouvernements de droite qui se sont succédé ont ainsi couvert les criminels, tenu pour crédibles les autojustifications scandaleuses du ministre de l'Intérieur, Roger Frey, et donc considéré Daniel Féry, Anne Godeau, Fanny Dewerpe, Suzanne Martorell et leurs camarades comme des « émeutiers », eux qui n'avaient que leur humanité à opposer aux « bidules » des gardes mobiles.

L'actualité, un demi-siècle plus tard, nous oblige à considérer que le carburant idéologique qui a alimenté la machine à diviser les hommes et les peuples, à les opposer les uns aux autres n'est pas épuisé. Au nom de quelle supériorité civilisationnelle les dirigeants français ont-ils ignoré à ce point la dignité humaine et le droit des peuples ? Les villages incendiés, la torture banalisée, la discrimination institutionnalisée faisant des Algériens des étrangers dans leur propre pays, tout avait été justifié par le colonialisme au nom de cette odieuse prétention à la supériorité de la civilisation française et européenne, que le très sarkozyste ministre de l'Intérieur Claude Guéant tente de ranimer pour glaner des voix dans le fonds de commerce de l'extrême droite et établir des ponts entre UMP et FN. Par ce qu'elle charrie de criminel dans l'histoire de notre pays, cette relance de ce qui doit être pris pour ce qu'il est – le racisme – doit être vigoureusement combattue. Au nom des morts de Charonne.

(l'Humanité du mercredi 8 février 2012)

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