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Jeudi 1er Septembre 2011:
Éditorial Le mur invisible Par Jean-Paul Piérot Un mal profond mine l'université française : son incapacité à refléter la société dans sa réalité sociologique. Elle en est au contraire un miroir déformant. À preuve, la part inversement proportionnelle occupée par les étudiants issus de familles ouvrières, par rapport à leurs condisciples fils et filles de cadres supérieurs ou exerçant des professions libérales. À peine plus de 10 % d'enfants d'ouvriers, moins de 11 % d'employés, quand ces deux catégories sociales représentent la majorité de la population active, un recul de 1 % environ en cinq ans... la machine à éliminer les plus pauvres fonctionne à plein rendement. Les cadres de la société de demain se recrutent globalement dans les couches moyennes supérieures d'aujourd'hui. Le phénomène n'est certes pas nouveau : plusieurs générations de militants dans le mouvement étudiant après 1968 ont toujours lutté en faveur d'une université qui ferait aux enfants de la classe ouvrière une place plus conforme au poids réel du monde du travail. Mais qui aurait pu croire à l'époque que, trente ou quarante ans plus tard, l'invisible numerus clausus serait encore renforcé et le sas d'entrée plus restrictif ? La responsabilité de cet état des lieux n'incombe pas à la communauté universitaire, dans sa grande majorité acquise à la nécessité d'une vraie démocratisation du savoir, mais aux politiques qui ont été menées, non seulement dans l'enseignement supérieur mais en aval, dans l'enseignement secondaire. Et cette dépréciation du service public de l'éducation a subi un coup d'accélérateur sans précédent depuis que Nicolas Sarkozy sévit à l'Élysée. On ne peut s'étonner que tant de jeunes restent à la porte de l'enseignement supérieur alors que le coût de la vie étudiante devient inaccessible pour des millions de familles aux salaires inférieurs à 1500 euros, sans parler des 8 millions de familles vivant au-dessous du seuil de pauvreté. Car n'en déplaise à Frédéric Lefebvre, ces familles ont aussi des enfants. Le prix des logements dans les villes universitaires, la hausse des frais d'inscription, des tarifs des restos U constituent pour beaucoup une charge insoutenable que l'Unef dénonce en cette rentrée. Autant d'épreuves d'un parcours du combattant que certains étudiants franchiront en disposant de tout leur temps alors que d'autres n'auront d'autre choix que la recherche d'un emploi mal payé pour financer leurs études. De quelle « égalité des chances », selon l'expression en usage dans le camp sarkozyste, pale-t-on quand des parents doivent débourser plus de 8000 euros d'inscription pour une année d'école de commerce ? Quand les frais exigés pour une école d'ingénieurs écartent encore plus radicalement les enfants d'ouvriers, qui ne représentent que 6 % des effectifs. Effets dévastateurs d'une conception libérale aggravés par le désengagement de l'État sous couvert de l'autonomie des universités. La ségrégation à l'encontre des jeunes des milieux populaires se renforce au rythme des suppressions de postes d'enseignants du secondaire (16 000 cette année) dans le cadre du non-remplacement d'un fonctionnaire sur deux partant à la retraite. L'université et, plus généralement tout le système d'éducation sont au coeur d'un enjeu politique et idéologique. La droite sarkozyste oppose à la démocratisation et au savoir partagé une véritable confiscation de classe, assortie d'une sélection d'une minorité d'élus « méritants » issus des milieux populaires. Revenir point par point sur cette politique, notamment en recréant tous les postes d'enseignants supprimés, doit figurer dans les priorités de la gauche. Ce n'est pas seulement une affaire de justice sociale mais de conception de la société, de son progrès et de sa cohésion. (source l'Humanité)
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