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Samedi 18 Juin 2011:
Si 2 millions de cadres se rebiffaient On leur demande de travailler jusqu'à 78 heures par semaine, on mesure leur « courage » Ils ne seraient pas des salariés comme les autres, si on en croit les patrons. Ce n'est pas l'avis de la CGT et de la CFE-CGC qui ont saisi la Cour de cassation sur l'application à 2 millions de cadres d'un forfait en jours qui rend possibles pour eux des semaines de travail de 78 heures. Le 15 juin, c'est Airbus qui devait répondre devant la justice d'un système d'évaluation intégrant des critères invraisemblables. Deux procédures en 2 semaines qui remettent en cause beaucoup de clichés sur les cadres. Et sur le syndicalisme des cadres. Ils sont plus de 4 millions, un sixième du salariat, et on les considère pourtant encore bien souvent comme en marge du salariat. Dans l'imaginaire construit par le patronat, les cadres sont en effet ces salariés qui n'en seraient pas vraiment : attachés à la direction de l'entreprise, liés – y compris par des politiques de rémunération spécifiques – à la réussite financière de celle-ci, pas ou peu syndiqués et, enfin, surtout jamais en train de compter leurs heures. C'est l'image d'Épinal. Car, si le nombre de ces clichés restent encore vrais, le temps où les syndicats de salariés s'en désintéressaient semblent éloigner. Et c'est la CGT, le « syndicat des ouvriers », qui s'y colle actuellement. Avec la CFE-CGC, dont c'est le rôle plus « naturel », la Confédération générale du travail a saisi une nouvelle fois la justice sur l'injustice que constitue le régime des forfaits en jours infligé à près de la moitié des cadres. Un régime dont la création remonte à la négociation des 35 heures de travail hebdomadaire, en 2000. Considérant que certains cadres, dits « autonomes dans l'organisation de leur emploi du temps », ne pouvaient raisonnablement pas compter leurs heures, le législateur a créé un forfait en jours. Seules limites dans ce forfait : pas plus de 218 jours de travail par an et un repos obligatoire de 11 heures par jour, et 35 heures par semaine de repos consécutif. Avec de telles règles, travailler 78 heures par semaine devient donc possible ! Ou comment, sous prétexte d'une supposée « autonomie », on fait plus que doubler la durée légale du temps de travail pour presque deux millions de salariés. Une exception que contestent donc les syndicats jusque devant la Cour de cassation, réclamant des dispositifs d'évaluation du temps de travail et le paiement des heures supplémentaires. Devant la haute juridiction, la CGT et la CFE-CGC ont fait valoir l'avis du Comité européen des droits sociaux (CEDS), qui a plusieurs fois jugé le forfait en jours, tel que prévu par la loi française, contraire à la Charte sociale européenne. « Malgré cette condamnation, l'État français s'est obstiné à maintenir un système dangereux pour la santé des salariés et source de graves déséquilibres entre vie professionnelle et vie familiale, sans compensation équitable », regrette le syndicat des cadres. Déséquilibre que les syndicats avaient, par exemple, dénoncé chez Renault, à la suite de la série de suicides de cadres et techniciens du technocentre de Guyancourt (Yvelines). Dans les accords qui ont suivi, le constructeur automobile a même été contraint de pré-établir des règles d'ouverture et de fermeture des bureaux et des horaires pour la tenue des réunions. Chez Orange-France Telecom aussi, les syndicats ont négocié sur la question de la séparation entre vie privée et vie professionnelle. Une distinction que ne semblent toujours pas faire la direction d'Airbus à Toulouse (Haute-Garonne). En février dernier le constructeur d'avions s'était en effet satisfait du renvoi, sur une question de procédure, de son assignation par la CGT sur la question des méthodes d'évaluation. Le syndicat contestait des méthodes qui consistaient à mesurer le dévouement des salariés pour l'entreprise et, par exemple, le « courage » dont ils feraient preuve. Devant le tribunal de grande instance, la CGT avait soulevé la question de « l'illégalité et de la dangerosité des critères de comportement intégrés dans l'outil d'évaluation et l'illégalité de la fixation de quotas préétablis ». Les avocats du syndicat auront de nouveau l'occasion de la plaider en appel, ce 15 juin. En février déjà, bien que renvoyant pour un vice de procédure, le tribunal se demandait « comment intégrer la notion de courage (qualité qui suppose de prendre un risque pour soi-même ou pour un tiers) dans une grille d'évaluation, tout en répondant aux exigences du Code du travail »... Une conformité d'autant plus importante à vérifier que les augmentations de salaire pour les cadres, chez Airbus comme dans de nombreuses entreprises, se font très souvent individuellement et non pas collectivement. La façon dont est organisée l'évaluation revêt donc une importance au-delà du symbolique. Mais si, même les cadres commencent à demander des règles et des protections collectives, qu'adviendra-t-il alors de l'image d'Épinal... ? Vincent Bordas (source L'Humanité Dimanche)
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