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Samedi 14 août 2010:

 

 

 

 

 

La Villeneuve n'est pas Chicago-sur-Isère

Loin du traitement médiatico-politique exacerbé par les récentes flambées de violences, les préoccupations des 12 000 habitants de la cité grenobloise semblent plus centrées sur leur avenir que sur le grand banditisme.

Grenoble (Isère), envoyée spéciale.

Lorsqu'on arrive par le tramway, le premier aperçu du quartier de la Villeneuve a de quoi alimenter la machine à fantasmes. La ligne d'horizon soudain se brise, et les montagnes cèdent le champ à l'Arlequin, gigantesque barre de béton aux couleurs défraîchies. L'architecture complexe n'a plus grand-chose de la cité utopique imaginée, au début des années soixante-dix, par l'urbaniste Jean-François Parent. Les interminables galeries et les renforcements multiples de son anatomie reptilienne font plutôt l'effet d'un coupe-gorge. Pourtant, il suffit d'y pénétrer pour découvrir une réalité tout autre. En cette matinée d'août, le calme qui règne sur le vaste parc ensoleillé semble bien loin des images de guerre civile vues à la télévision. Pantalon relevé, un étudiant en vacances patauge dans l'eau claire du bassin. Sur la place du marché, deux retraitées échangent les dernières nouvelles des petits-enfants, cabas sous le bras. Les perquisitions de la veille ? « On n'a rien vu, rien entendu », lance l'une. « Ça ne nous tracasse pas plus que ça, on continue de se balader partout », renchérit l'autre.

Aussi improbable que cela paraisse, ces mamies ont, comme beaucoup d'habitants, appris ce qu'il s'était passé devant leur petit écran. Il faut dire qu'elles ont la chance de vivre du bon côté du parc, dans les ensembles coquets qui font face à l'Arlequin. « Contrairement aux idées reçues, les parties brûlées lors des nuits de violences sont restées très circonscrites autour de l'endroit où a été tué Karim Boudouda, explique Abderrahmane Jellal, élu municipal en charge l'insertion. Le problème, c'est que c'est l'ensemble de la Villeneuve qui se retrouve aujourd'hui stigmatisé, et les dégâts, visibles de l'extérieur, ont conforté les préjugés des Grenoblois qui n'y mettent jamais les pieds. »

« Solidarité informelle »

Bien sûr, la vie à la Villeneuve n'est pas rose tous les jours. À vingt-neuf ans, Florian s'apprête à déménager à Chambéry, où il reprend des études d'illustration. Pour lui, c'est un soulagement. Cela fait trois ans qu'il vit à l'Arlequin, dans un 25 mètres carrés qui lui revient à 80 euros par mois. « Cette transition a été salutaire financièrement, ça m'a permis de peaufiner mon projet. Mais il était temps que ça se termine, confie-t-il. L'ambiance du quartier n'est pas saine. Même si la partie où je vis est plutôt tranquille et bien entretenue, il faut toujours veiller à garder l'air neutre quand on croise les jeunes qui traînent le soir. Certains sont paranos, vont s'imaginer un jour que tu deales, le lendemain que tu es flic. » Pourtant, considère-t-il, il existe ici une solidarité informelle qu'il n'a jamais connue ailleurs. « Toutes les semaines, quelqu'un dépose des sacs de nourriture devant les boîtes aux lettres, avec un écriteau invitant les gens à se servir ».

« Masquer les véritables fléaux »

Mais cette solidarité, qui faisait la spécificité de la Villeneuve, s'est érodée avec la crise. « Elle s'est envolée avec la mixité sociale », déplore Nazaire. Cela fait des années que cet habitant se heurte au mur administratif pour monter son entreprise. « Quand tu es arabe et que tu viens de la Villeneuve, on te dit que tu ferais mieux d'aller balayer les rues ou d'ouvrir un kebab. » À quarante-deux ans, les petits boulots ont eu raison de sa santé. Il suffoque. « L'Arlequin est devenu le réceptacle à problèmes de la ville, on y entasse handicapés, primo-arrivants, punks à chiens et sortis de prison. Les gens deviennent fous, on en voit qui commencent à parler tout seul. » Claude Coutaz, s'insurge : « Le gouvernement monte des faits divers en épingle pour masquer les véritables fléaux que sont la pauvreté et le chômage ». Il connaît bien le contexte, il a grandi lui aussi dans un quartier populaire du sud de la ville et compte parmi ses clients d'anciens complices du braqueur Karim Boudouda.

« Grenoble n'est pas Chicago-sur-Isère. À la Villeneuve, le grand banditisme concerne à tout casser une cinquantaine de petites frappes qui n'ont pas vu à temps qu'ils franchissaient une ligne rouge en passant du cambriolage au braquage. Il faut arrêter l'amalgame : Karim Budouda n'est pas le parrain du milieu grenoblois, sinon il ne se serait jamais fait coffrer dix fois ! Mais avouer qu'on a flingué un gamin qu'on n'a pas su aider, c'est beaucoup moins glorieux. »

Flora Beilloin

(source l'Humanité)

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