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Dimanche 12 Septembre 2010:
Chronique Ces profits qui écartent la France Par Jean-Christophe Le Duigou (1) Le choc des chiffres est saisissant. D'un côté, ceux du chômage publiés par l'INSEE il y a peu ; de l'autre, ceux des profits semestriels des grandes firmes, égrenés tout l'été et récapitulés dans le journal économique, « la Tribune ». Côté chômage, le taux atteint 9,7 %, soit un niveau stable ces derniers mois mais structurellement élevé. Précisons que le nombre de personnes provisoirement ou durablement écartées de l'emploi, dont certaines ne se présentent même plus sur le marché du travail, et selon nos estimations beaucoup plus important. Il est, depuis la crise, supérieur à 20 %. Côté profits, sur les six premiers mois de l'année 2010, les quarante entreprises emblématiques composant l'indice boursier parisien ont accumulé 41,5 milliards de bénéfices. Ces mêmes entreprises n'avaient engrangé que 22,2 milliards d'euros de profits pendant la période similaire de 2009. L'augmentation est de 87 % en un an ! En six mois, quelques changements sont intervenus au palmarès des plus gros profits. Total retrouve sa pole position avec 5,7 milliards d'euros, suivi par la BNP avec 3,4 milliards. Orange-France Telecom et GDF Suez se classent troisième et quatrième. La palme de la progression revient à Saint-Gobain qui voit son résultat multiplié par plus de trois. Même tendance pour Suez Environnement, Crédit agricole, PPR, Schneider Électric dont les profits ont plus que doublé d'une année sur l'autre. Reste que tout le monde n'a pas été logé à la même enseigne puisque l'on voit des groupes industriels comme EDF, EADS, Vallourec qui enregistrent des baisses comprises entre 40 et 50 %. Ces contre-exemples n'effacent pas la réalité principale. La tendance globale est à une très forte hausse des profits. Certes la variation s'explique particulièrement par ce que les statisticiens appellent « l'effet base ». La progression est d'autant plus forte que les résultats de 2009 avaient été effectués par la récession économique de 2008. Même si le second semestre de 2010 s'annonce sous de moins bons auspices, l'hypothèse de bénéfices annuels atteignant les 80 milliards d'euros pour l'année 2010 semble réaliste aux yeux des experts. Les sociétés du CAC 40 seraient à quelques encablures de leur record historique de 2007. Pour elles, la crise ne serait qu'un mauvais souvenir alors que cette dernière continue à peser lourdement sur la masse des salariés. En fait, loin de signifier une sortie de crise, ces résultats exceptionnels sont sans doute annonciateurs de nouvelles difficultés. Dans une conjoncture où la croissance va demeurer faible du fait d'une logique de désendettement, si les entreprises cherchent à retrouver le niveau de rentabilité de leurs fonds propres d'avant la crise, elles vont accentuer la déformation du partage de la valeur ajoutée au détriment des salariés. Cette évolution est nette aux États-Unis et s'amorce en Europe. Les conséquences sont des réductions d'emplois, de faibles hausses de salaires qui réduiront la consommation. C'est le mécanisme que l'on a observé au Japon et en Allemagne depuis 20 ans et qui n'a été supportable que parce que ces pays ont tout misé sur l'exportation. À partir du moment où ce syndrome s'élargit aux principaux pays développés, il devient désastreux. La croissance sera encore davantage affaiblie par l'amputation des revenus des ménages en difficulté qu'ils trouveront alors à se désendetter. Dans le prolongement de ce mouvement, c'est une nouvelle crise qui s'annonce. Il faut donc d'urgence ouvrir le débat sur les causes de ce grand écart et les remèdes à y apporter. Non pour se contenter de panser les plaies ouvertes à coups d'allocations, d'aides sociales ou de mesures fiscales plus de l'ordre du symbole que de l'action réelle à l'heure de l'austérité budgétaire. Elles ne feraient que consacrer l'existence de deux France. D'un côté celle des grandes entreprises et de leurs actionnaires dont le MEDEF s'est préoccupé la semaine dernière lors de son université d'été à Jouy-en-Josas, de l'autre celle de la masse des salariés et des citoyens condamnés, jour après jour, à se serrer un peu plus la ceinture. La question est ailleurs. Elle réside dans le partage de la valeur ajoutée dans les entreprises et prend dès lors une nouvelle dimension. Elle est toujours une affaire de justice. Mais elle devient désormais un problème majeur de politique économique.
(source L'Humanité Dimanche)
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