Cahiers Pédagogiques (Mars 2006)
Agir contre les ruptures scolaires ou pénaliser les
familles ?
Par Daniel Thin
jeudi 2 mars 2006
Les ruptures scolaires de certains collégiens
sont-elles à imputer à des déficiences familiales ? C’est ce que suppose la
mise en place annoncée des « contrats de responsabilité parentale ».
Pénaliser les familles, une façon tellement commode de ne pas analyser les
causes sociales et scolaires de l’échec !
Le gouvernement a annoncé la création d’un
« contrat de responsabilité parentale » destiné à faire
face à l’« absentéisme scolaire » et à
« toutes les situations où l’enfant est en difficulté en raison d’une
défaillance ou d’une insuffisance manifeste de l’autorité parentale ».
Ce contrat prévoit la mise en place d’un « soutien et d’un
accompagnement social » assurés par les services sociaux des
départements. Sous la « générosité » du propos, il est difficile de ne pas
percevoir la qualification négative des familles populaires les plus
fragilisées par leurs conditions sociales d’existence. Cette mesure
participe, en l’officialisant, du discours donnant la défaillance éducative
ou la démission des familles comme une des causes centrales des troubles
sociaux associés aux jeunes des quartiers populaires. Le fait de présenter
ce « contrat » dans le cadre de mesures pour
« l’égalité des chances » accrédite l’idée que
l’inégalité dont souffrent les élèves des milieux populaires serait pour une
large part le fruit de l’incurie parentale. En outre, la rhétorique du
contrat ne peut faire illusion. Cet engagement, loin de reposer sur le libre
accord des parents, est assorti de sanctions (amendes, suspension des
allocations familiales...) si les parents le refusent ou si les objectifs
qu’il fixe ne sont pas atteints. Cette dernière clause indique que l’échec
de la mesure sera imputé aux familles auxquelles on pourra reprocher de ne
pas jouer le jeu pour ramener leur enfant dans le droit chemin scolaire.
Plutôt qu’une
démission, des difficultés
Les effets de cette mesure ne sont pas
aisément prévisibles car les conditions de sa mise en œuvre peuvent varier
selon les contextes locaux (ici on insiste davantage sur la contrainte et la
sanction, là sur l’aide apportée aux parents). Il est toutefois possible de
la mettre en perspective à la lumière des connaissances issues de la
recherche. L’analyse des processus de ruptures scolaires chez des collégiens
de familles populaires [1]
montre que l’on ne peut les réduire à une cause unique. Certes, les
conditions familiales d’existence pèsent sur la socialisation et la
scolarisation des enfants. Beaucoup de ces familles sont désaffiliées de la
société salariale [2].
Vivant des revenus de l’assistance ou de « petits boulots », elles
connaissent de grandes difficultés pour faire face aux nécessités de
l’existence. À ces difficultés économiques, s’ajoute souvent une altération
des sociabilités porteuses de solidarité, des temporalités qui ne sont plus
scandées par des horaires de travail réguliers et des formes de
disqualification symbolique des parents qui peuvent affaiblir l’autorité
parentale. D’autres ont un emploi salarié qui se paie de contraintes
professionnelles importantes sur la vie familiale, les horaires de travail
erratiques ou à contretemps de la vie domestique engendrant une
désynchronisation des rythmes familiaux. Ces caractéristiques partagées par
nombre de familles populaires peuvent rendre plus difficile la régulation
des comportements des enfants et des adolescents. Elles ne permettent
cependant pas de conclure que les ruptures scolaires auraient pour source
unique ou première la défaillance parentale.
D’une part, parler de démission des familles ne rend pas compte de la
réalité des pratiques en matière d’éducation et de scolarisation. La
question de l’éducation, y compris la scolarisation, tient une large place
dans les familles populaires, même si celles-ci n’adoptent pas toujours les
pratiques attendues par l’institution scolaire [3].
La notion de démission occulte les processus complexes qui peuvent affaiblir
l’action des parents. On ne peut comprendre les difficultés éducatives de
certains d’entre eux sans s’intéresser à leurs conditions sociales
d’existence et donc sans les rattacher à la question politique des effets
des logiques économiques dominantes sur les fractions les plus démunies des
classes populaires.
D’autre part, l’analyse des processus de ruptures scolaires montre qu’ils
trouvent aussi leurs conditions de possibilité dans la scolarisation des
collégiens elle-même. On ne peut réduire ces ruptures aux seuls
comportements non conformes sans rapport avec des difficultés
d’apprentissage. Tous les collégiens étudiés dans notre recherche se
heurtent à ces difficultés, souvent de manière précoce. Ils partagent avec
beaucoup d’élèves des classes populaires des difficultés avec le langage de
l’école, avec les procédures logiques en mathématiques, avec l’organisation
de leur travail... En ce sens, les ruptures scolaires sont une modalité de
l’échec. Si ces difficultés sont déjà présentes à l’école primaire, tout se
précipite à l’entrée au collège qui entraîne des changements importants :
organisation différente avec un morcellement de la journée et des
disciplines, relations entre les élèves et les enseignants plus
impersonnelles, multiplication des adultes référents, etc. Le « cas limite »
des collégiens en ruptures scolaires interroge ce passage entre le primaire
et le secondaire en même temps qu’il apparaît comme un point de départ
d’engrenages qui alimentent les processus de rupture.
Des élèves qui se
retirent du jeu
Les collégiens développent ainsi des
pratiques d’évitement de l’apprentissage et de la contrainte scolaire, puis
des absences de l’établissement qui apparaissent quand les contraintes
deviennent insupportables. Ces pratiques de retrait du jeu scolaire sont des
tentatives pour échapper aux situations qui risquent de les confronter à
leurs difficultés. Bien sûr, on observe des pratiques de perturbation,
certaines d’entre elles relevant de tentatives désespérées pour rester dans
l’école. Elles génèrent des conflits et il n’est pas rare qu’enseignants et
collégiens soient entraînés dans un processus d’enfermement et d’hostilité
circulaire dont il est difficile de sortir. L’engrenage est inscrit
également dans les mesures prises par l’institution pour tenter de réduire
les pratiques perturbatrices : dans les parcours étudiés, les sanctions qui
s’accumulent, les exclusions multiples, la constitution d’un « casier
scolaire » qui suit le collégien, loin de parvenir à rompre le processus, y
contribuent et parfois l’amplifient.
Les parcours de ruptures sont en même temps des parcours de stigmatisation
et de disqualification [4].
La stigmatisation est très forte chez les collégiens qui ont accumulé les
déboires à l’école. Cette stigmatisation, en s’intériorisant, tend à devenir
une autostigmatisation et à produire un sentiment d’indignité scolaire.
Celui-ci se mue en sentiment d’incompétence, forme d’autodévalorisation, et
conduit les collégiens à renoncer à toute tentative d’apprentissage. En
outre, la tendance à l’universalisation des jugements, comme appréciation
d’une grande partie de la personne, a pour effet de discréditer les
collégiens au-delà de la sphère scolaire. Cette disqualification symbolique
des jeunes de milieux populaires concernés n’est pas sans conséquence sur
leur économie psychique et relationnelle. Elle peut s’articuler à d’autres
processus de disqualification ou de stigmatisation associés à d’autres
dimensions de leur existence (dimension socio-économique, résidentielle,
rejet xénophobe pour une partie d’entre eux...) pour produire la « rage »
qu’une partie des jeunes des quartiers populaires manifeste parfois
brutalement sur la scène publique.
Que fait l’école ?
C’est l’ensemble de tous ces processus qui
est à analyser pour comprendre ce qui conduit ces élèves à rompre avec la
scolarité. Dès lors, il est difficile d’envisager que des mesures
contraignantes à l’intention des seules familles puissent résoudre le
problème. Pour le croire, il faudrait oublier deux enseignements essentiels
de la recherche. Le premier est que les ruptures scolaires ne sont pas le
fait de collégiens très particuliers, mais qu’elles sont une variante,
toujours possible, de la scolarisation des enfants des classes populaires
les plus démunies et une des modalités possibles de l’échec scolaire. Le
deuxième est que ces ruptures interrogent autant la situation sociale que la
situation scolaire dans notre pays. D’une part, l’école est confrontée à la
question sociale : crise de la société salariale et dégradation des
conditions d’existence des classes populaires. D’autre part, elle est
confrontée à la question sociale scolarisée apparue avec
la massification scolaire, et qui interpelle l’école dans sa capacité à
permettre à tous les élèves d’acquérir les savoirs nécessaires pour trouver
une place dans la société.
Loin de s’affronter à ces questions centrales, le « contrat
de responsabilité parentale » risque surtout d’apparaître comme un
élément supplémentaire de la pénalisation des familles populaires et de
leurs enfants.
Daniel Thin,
groupe de recherche sur la socialisation, université Lyon 2.
[1]
M. Millet et D. Thin, Ruptures scolaires. L’école à
l’épreuve de la question sociale, PUF, 2005.
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[2]
R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une
chronique du salariat, Fayard, 1995.
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[3]
D. Thin, Quartiers populaires. L’école et les familles,
PU Lyon, 1998.
[4]
M. Millet et D. Thin, « Les parcours de “déscolarisation”
comme parcours de disqualification symbolique », dans D. Glasman et F.
Oeuvrard, La déscolarisation, La Dispute, 2005.
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