Alors que le soulèvement contre la vie chère s’étend à la Martinique, les
grévistes guadeloupéens, toujours mobilisés, se heurtent à
l’intransigeance du patronat, hostile à toute hausse significative des
salaires.
Pointe-à-Pitre, Basse-Terre (Guadeloupe),
envoyée spéciale.
« Cela fait trop longtemps que nous souffrons. Nous voulons vivre
debout. » De Pointe-à-Pitre à Fort-de-France, cette supplique revient sur
toutes les bouches. Parti de la contestation des prix de l’essence,
d’abord en Guyane, puis à la Guadeloupe, le puissant mouvement social
contre la vie chère qui secoue les Antilles a pris une ampleur historique,
à la mesure de l’asphyxie imposée aux habitants des îles.
Au-delà des revendications de contrôle des prix et de hausses des salaires
exprimées à la Guadeloupe par le collectif Lyannaj Kont Pwofitasyon (LKP,
Rassemblement contre l’exploitation outrancière) et à la Martinique par le
Collectif du 5 février, c’est toute l’architecture de l’économie des
containers et du mal-développement faisant de ces îles des « colonies de
consommation », selon l’expression des grévistes, qui est mise en
accusation.
De manifestations en actions de blocage des magasins Carrefour appartenant
au groupe Bernard-Hayot, qui dispose d’un quasi-monopole dans l’import, la
distribution et l’agroalimentaire, les grévistes guadeloupéens fustigent
les « profiteurs » qui font flamber les prix.
Alors que le gouvernement s’est enfin résolu, au bout de trois semaines de
grève générale, à ouvrir des négociations, les syndicats, organisations
politiques, associations et mouvement culturels rassemblés dans le LKP
affichaient toujours, ce week-end, une unité sans faille, bien décidés à
maintenir la pression sur les patrons comme sur le ministre de l’Outre-Mer,
Yves Jégo. Avec un soutien massif de la population, qui juge légitime la
plate-forme des 149 revendications du LKP, au premier rang desquelles une
augmentation de 200 euros des bas salaires, des retraites et des minima
sociaux. Face à l’intransigeance du patronat, qui parie sur le
pourrissement du mouvement, 50 000 manifestants, rejoints par des
carnavaliers, se sont rassemblés, samedi matin, à Basse-Terre, où avaient
lieu les négociations. Celles-ci devaient se poursuivre ce matin pour
tenter de dégager un accord interprofessionnel sur les salaires.
Pointant la faillite des politiques de défiscalisation et d’exonérations
en tout genre, les grévistes refusent de voir leurs revendications
salariales satisfaites au prix de nouveaux cadeaux au patronat. « Toutes
ces mesures annoncées par l’État, comme la suppression de la taxe
professionnelle ou le RSA, profitent surtout aux employeurs qui auront
ainsi une main-d’œuvre payée par l’État, tout en bénéficiant de
différentes exonérations. Ils rechignent à rogner sur leurs marges. Les
entreprises vivent avec des fonds publics. Nous sommes tous devenus des
fonctionnaires », ironise Gaby Clavier, l’un des responsables du syndicat
UGTG. Des cadeaux consentis au nom de l’encouragement à l’investissement,
mais qui n’ont jamais eu la moindre incidence positive sur l’emploi.
L’archipel compte, officiellement, 24 % de privés d’emplois. Un chiffre
« largement sous-estimé », selon Félix Flémin, secrétaire général du Parti
communiste guadeloupéen et membre du LKP, qui évalue le taux de chômage
réel à 40 %. Premières victimes de ce fléau et de la précarité, les jeunes
expriment rageusement, dans ce mouvement, leur refus d’être condamnés au
désespoir et privés de futur. « Chercher un travail fixe et correctement
payé, c’est comme tenter de décrocher la Lune », résume Cédric, un jeune
intérimaire qui dit se sentir « revivre » depuis le début du mouvement.
Aux marges du marché du travail, toute une génération s’élève contre les
discriminations qui la frappent à l’embauche. Ceux qui ont un travail
dénoncent, eux, le « plafond de verre » qui leur interdit l’accès aux
postes à responsabilité, majoritairement occupés par des métropolitains
blancs. Dans les entreprises comme dans les administrations publiques, il
semble en effet que la clarté de la peau soit une meilleure assurance de
promotion que les diplômes et les compétences… Du coup, les Guadeloupéens,
comme leurs voisins martiniquais, ont le douloureux sentiment d’être
exclus dans leur propre pays. Sentiment exacerbé par la mainmise de la
petite minorité de békés, descendants de colons, sur l’économie des îles.
« La colonisation se poursuit. Les Blancs-pays ont mis leurs enfants à
leur place, et l’exploitation continue », affirme Marie-José, une
fonctionnaire gréviste. Diffusé vendredi soir par Canal Plus aux Antilles,
le documentaire de Romain Bolzinger, les Derniers Maîtres de la
Martinique, accablante radiographie de cette petite oligarchie, a soulevé
une très vive émotion. À l’écran, l’industriel béké Alain
Huyghues-Despointes justifie sans vergogne la volonté de sa petite
communauté de « préserver la race » blanche du métissage. Avant de
regretter que « les historiens ne parlent que des aspects négatifs de
l’esclavage ». Comment ne pas comprendre, dès lors, les références
omniprésentes, dans ce soulèvement social, à l’histoire esclavagiste qui a
marqué ces îles au fer rouge ? « Pendant quatre cents ans, les
Guadeloupéens noirs sont restés sur le banc des accusés. Il faut changer
cela, continuer la lutte pour la dignité et la liberté entamée par le
premier esclave qui s’est révolté », explique Djibril, chanteur de reggae.
Un combat pour la dignité et l’égalité que la Guadeloupe, traumatisée par
la répression qui coûta la vie à plus d’une centaine de grévistes en mai
1967, mène, depuis le 20 janvier, de façon pacifique, mais très
déterminée. Dans une incroyable ferveur, c’est comme un mouvement pour les
droits civiques qui s’est levé. Pour refuser le maintien de zones de
non-droit à la périphérie de la République.
Rosa Moussaoui
14 Février 2009